Etre réaliste, c’est trouver un moyen rationnel pour atteindre un but magnifique.
PS : Ceci n’est pas une biographie, ni un manuel de succès (Success Story) mais un un témoignage d’entrepreneur africain pour ceux que ça pourra inspirer ici ou ailleurs. Une contribution d'Olivier Madiba.
Les déclencheurs
Nous sommes dans l’intervalle 1997 - 2001, les années d’or de la PlayStation 1, et je joue à deux jeux qui vont changer ma vie.
Oui, Final Fantasy 7 et Metal Gear Solid 1. Deux exutoires d’une vie d’adolescent timide et pas sûr de lui (comme la plupart des geeks de cette époque). Deux jeux qui m’ont fait rêver, voyager (dans ma tête), me poser des questions. Et surtout deux jeux qui m’ont fait me dire cette phrase « Un jour, je veux que des gens ressentent ça à cause de moi. Je veux voir des gens manettes en main crier, rire, se sentir forts, frustrés et joyeux à cause de quelque chose que j’aurais créé »
Nous sommes en 2003 je viens d’avoir mon bac à 17 ans. J’arrive à la fac de Yaoundé 1, et les cybers café sont à la mode au Cameroun. Je veux faire informatique, pour un jour aller travailler à Ubisoft ou Square Enix pour réaliser le RPG parfait. Je commence à lire sur le net comment on fait un jeu vidéo et je commence à griffonner avec frénésie mes premières notes de Game Design.
Février 2004: je poste sur JeuxVideo.com que je vais réaliser le RPG parfait un jour:
jeuxvideo.com/forums/1-31-8247500-1-0-1-0-0.htm
Evidemment on me rit au nez, non pas par méchanceté mais par « réalisme ». Comme vous pouvez le voir dans la discussion, je défie le monde entier ce jour-là.
Jouer avec les cartes qu’on a, au lieu de pleurer celles qu’on n’a pas
Je rejoins la communauté Oniro de développeur amateurs en France et je lis tous les tutoriels sans relâche. Les cybers bouffent environ 2000FCFA (3€/4$) sur les 5000FCFA (9€/10$) d’argent de poche hebdomadaire qu’on m’envoie. Je n’ai jamais autant mangé de pain avec le chocolat (pain de 100FCFA, chocolat 50FCFA).
2005, Je reprends (beaucoup) mes classes à la fac et j’ai peu de matières lors des années de doublons. Je travaille sur Aurion pour ne pas déprimer et ne pas penser à ma vie d’échecs scolaires et personnels non-stop. Je poste des affiches au centre-ville de Yaoundé pour dire que je cherche des personnes qui veulent faire du jeu vidéo. Les gens se disent que je dois être sous hallucinogènes très puissants, mais me laisse faire dans mon délire.
De 2004 à 2008 je vis les pires années de ma vie. Echec scolaires non-stop dans un système éducatif abrutissant. Je réalise que mes parents n’ont pas assez d’argent pour que j’aille un jour étudier hors du pays (mort du rêve naïf d’Ubisoft). Ils ont d’ailleurs tellement de mal pour payer cette fac que je rate. Je peux ressentir chaque jour le spectre de la pauvreté qui se resserre autour de moi.
C’est aussi la période où je sors de ma bulle et je rentre dans la sphère de la négativité collective. Je passe mes journées à me plaindre (et écouter des gens se plaindre) sur le travail qui n’existe pas à la fin des études, sur les combines ethniques, sur les chances inégales du système, sur la néocolonisation qui nous tue dans l’oeuf, etc. Bref... Rien à dire, j’ai raté ma vie avant qu’elle ait commencé.
2008, je dois mon réveil à deux choses:
- (1) Quand on est étudiant au Cameroun, on a tous un oncle "joker" qui vous dépanne avec 10 000FCFA, 15 000FCFA quand vous êtes au plus mal. Un jour où je suis allé le voir il m'a fait attendre de 8h à 17h dans son bureau (je n’avais pas mangé depuis la veille) et m'a donné 2000FCFA. Au lieu de m'énerver j'ai instantanément compris la symbolique il me montrait comment il gagnait son argent et comment sa vie n'était pas facile. Ce jour-là je me dis "Je ne veux plus être qu'un consommateur"
- (2) Je passe une semaine de vacance chez un ami dont le « père a réussi ». Et alors que je me dis que tout est une question de chances, de connexions, de bonnes écoles (bref le refrain national de paresse et défaitisme), j’observe cet homme vivre. Il se lève à 6h, travaille jusqu’à 22h même le samedi. Le dimanche, il se repose mais lit sur son secteur d'activité. Cet homme s’entraîne non-stop à rester motivé et ambitieux. J’ai un autre déclic : je dois m’entraîner à être comme ça ».
Je dépoussière mon projet AURION. Ce sera ma motivation pour apprendre à être excellent même si je n’en vis pas, ça va maintenir mon mental actif. Je corrige mes erreurs de débutant en commençant cette fois à écrire un scénario complet et un cahier de gameplay avant d'aller toucher au "code et autre". Je décide aussi de fouiller sur comment programmer son jeu à partir de « zéro » ou presque pour ne plus vivre les limitations d’un moteur de débutants.
De cette période 2008 à 2010, j’aurais créé une boîte informatique au pays : MADIA (en partant de rien avec des amis de Fac qui stagnaient comme moi). J’aurais acquis l’expérience en gestion des Hommes, en management, comptabilité, infographie. 2010-2011, MADIA est à bout de souffle. Nous portons l’entreprise à bout de bras. Pas d’investissement initial (donc pas de fonds de caisse), des clients qui payent avec 6 mois de retard minimum (eux même sont payés avec 3 ans de retard), des marchés publics perdus aléatoirement, et une micro finance qui a fermée avec notre argent en début 2010. Je vis aussi les grandes pressions familiales et sociales qui me disent de tenter de trouver un travail de fonctionnaire, de me caser pour survivre. Je veux bien, mais je n’ai pas de cv compatibles aux grandes boîtes.
Je ne survis psychologiquement à cette énorme période de frustration que parce que je travaille sur Aurion de 21h à 01h du matin chaque jour en rentrant dans ma petite chambre sur une colline de Biyemassi.
Mi-2012 je lis un article sur les budgets de jeu vidéo. Un studio qui a claqué 4 millions de dollars dans leur « pôle divertissement » de l’équipe. Le budget des « petits » jeux qui demande entre 4 et 5 millions pour être fait dans des conditions de bases. Les succès des jeux indépendants, la vente par téléchargement, les succès de Kickstarter. Je me dis que je peux réaliser une maquette avec Aurion et demander à des gens sur Kickstarter de me soutenir pour faire un jeu semi-pro.
Je fais un simple calcul sur Excel pour visualiser ce que ça me couterait d’ouvrir un studio avec 20 personnes au pays pour des conditions paradisiaques. Et je me rends compte qu’en « surfacturant » tout, il nous faudrait à peine 1,5 millions de dollars pour tenir 2 ans et avoir même 500 000 dollars de budget publicité.
A ce moment, je suis tellement dans la galère, à vivre toujours de l’argent de mes parents, soit 10 000 FCFA (15€/20$) que ma mère m’envoyait par semaine. Je veux juste qu’on me finance 1 année pour faire un jeu non commercialisable, mais qui montrerait un énorme potentiel narratif et technique. Je veux 2 millions de FCFA (3000€/3650$)
Je délaisse la gestion de mon entreprise qui est englué par le système lourd et lent du Cameroun. Je me mets à rentrer plus tôt pour travailler sur Aurion. Evidemment on ne me comprend pas, et les pressions augmentent. Je veux proposer une maquette jouable en Décembre 2012 pour aller sur Kickstarter. Je m’étais inscrit en Mars et j’avais toujours vu le bouton « poster votre projet » sans cliquer dessus.
La maquette qui illustre mon jeu est carrément prête. Je viens donc sur Kickstarter le 19 Décembre 2012 pour commencer à tester l’interface du formulaire pour proposer mon projet et là… Gifle existentielle.
Etant au Cameroun, je n’ai pas le droit de poster mon projet sur Kickstarter… grosse désillusion, frustration ultime, encore une fois le monde me montre que je suis né dans un pays qui est destiné à l’échec non stop. Je vais passer Noël toutefois l’esprit en paix, j’ai tout donné, je ne regrette rien.
Dès ce moment, je fais la « quête » sur internet. J’inbox, amis, tantes, oncles de la diaspora et sympathisants au projet leur demandant d’aider comme ils peuvent avec 15€, 50€. Je rédige le business plan (version 0) de Kiro’o Games en une semaine de rédaction en frénésie. Toutes mes années de rêves se combinent sur le papier. Je pense à un budget pour avoir une petite équipe amateur de 6 personnes avec des pc et du salaire de survie pour 1 an. Je cherche alors 12 millions de FCFA (21000$, 18000€).
Personne ne concrétisait réellement. Juste des micro-dons (très gentils d’ailleurs, ils n’étaient pas obligés) mais pas de vrais investissements. Certaines personnes ne voulaient pas faire de dons, mais investir pour avoir des parts sur le « vrai » jeu plus tard.
Une nuit d’inspiration et de réflexion intense sur comment dépasser cette étape. Comment sortir de cette sensation de labyrinthe avec échec programmé et inévitable. On a entrevu qu’il nous fallait évoluer, ne pas avoir peur de la responsabilité et du risque supérieur pour réussir. Après tout on voulait jouer dans la cour internationale, nous devions penser comme des conquérants internationaux. J’ai revu tous mes calculs et refait tout le système d’investissement.
L’équity crowdfunding de Kiro’o Games était né, un modèle financier unique à ce jour dans le monde des affaires en Afrique. Presqu'un « accident » économique pour certains observateurs. C’était une fusion de la logique de Wall Street et du système des tontines bamilékés du Cameroun. Nous y avons ajouté un process légal par preuve avec e-mail certifié.
Les investisseurs étaient toujours sceptiques. le monde veut voir des prototypes visuels ou rien. L’habituel ouroboros, serpent qui se mord la queue. Vouloir des investissements pour faire un travail et devoir faire le même travail pour avoir les investissements. Comment faire des images professionnelles sans payer une équipe ? Sans même le bon matériel pour dessiner correctement ? Dans un pays où il n’y a même pas de « petits jobs réguliers » qui permettent aux uns et aux autres de survivre (la plupart vivant toujours sous fonds parentaux)
Aout 2013: nous sortons de quelques mois de silence. Tout le monde se disait déjà que c’était encore une de ces idées mortes dans l’oeuf. Des légendes nationales commençaient même à dire que nous avons peut-être voulu arnaquer les gens.
La suite devint une mélodie de communication, d'Aout à Septembre chaque semaine, chaque jour, nous avons alimenté la toile de nos modèles visuels. Nous avons écrit à la presse du monde entier.
Nous mettons aussi sur pied un mail standard d’appel à investissement, une vidéo qui raconte notre histoire et où nous disons « voici ce qu’on a fait avec des moyens dérisoires, imaginez où on ira avec des moyens normaux »
Mi-Août 2013 nous nous lançons confiant sur Indiegogo . On s’abreuve de succès de jeux moins ambitieux que le nôtre ayant levé des sommes faramineuses. Nous misons sur notre histoire, notre potentiel, notre parcours. Après tout le jeu vidéo et l’informatique sont nés dans des garages. Des joueurs de notre époque voudront faire partie de cette histoire.
La magie ne prendra pas. Pour la plupart des joueurs, nous sommes trop amateurs et sans doute une bande d’escrocs africains sur internet (cf. les brouteurs et autres arnaque du Prince Nigérian). Échec cuisant avec 2% de financement sur Indiegogo.
Je vis des moments d’humiliation dans des forums gamers, où on nous accuse de spammer des communautés. Sans parler d’un bug de mailing liste, nous ayant fait spammer 15000 boites d’américains et européens et nous faire insulter en boucle pendant une semaine. On a dû désactiver le mail pour que ça s’arrête (rires).
Cette expérience nous fait comprendre que jeu vidéo « bisounours » des cours de récréations et des salles d’arcades est fini. Internet commence à glisser dans ce qu’il aura de plus sale : le troll. Notre moral en prend un coup, mais nous sommes déjà habitués à fracasser les murs. Nous reviendrons donc quand nous seront prêts.
Septembre 2013: Un article dans le journal Le Monde va faire bouger les plus sceptiques. Suite à un premier article dans la section jeu vidéo de l’édition online. Les réservations et concrétisations bougent un peu.
Le journal veut que j’explique notre modèle économique au-delà du jeu et ils apprécient apparemment l’ingéniosité. Nous avons une deuxième publication dans la section Eco et Entreprise. Les réservations de parts augmentent, atteignent des sommets, mais le mur des cents parts vendues ne se brise pas.
Kiro’o Games ouvre le 2 Décembre 2013. L’évènement fait le buzz sur la toile. Une épopée de 10 ans vient de se terminer. Un succès montrant comment on a repoussé les limites de notre société pour avoir le droit d’être ce que nous avons choisi.
C’était le début d’un autre challenge. Réaliser le jeu. Mais nous avions eu notre premier Noel joyeux depuis 10 ans.
Juin 2014 – Octobre 2014: Nous avons réussi à poser notre moteur, le challenge étant plus complexe que prévu mais tout est conçu et on voit le jeu tourner de façon concrète. Nous montrons des images du jeu et on a des retours positifs mais la célébrité du projet a augmenté les attentes. Le « petit » jeu pensé au début doit être un jeu à la hauteur, sans tomber dans les revers des développements infinis. On rééquilibre le cahier de charge pour augmenter le temps de développement et améliorer le moteur.
Novembre 2014 - Décembre 2014: Les vidéos du jeu sont mises en ligne avec du concret. Nous montrons ce qui est fait dans une vidéo qui fait buzz, les retours sont au-delà des attentes. C’est aussi l’exposition à la presse spécialisée internationale. Nous gagnons nos fiches dans les plus grands sites de jeux vidéo.
Janvier 2015 - Février 2015: Pour que la presse JV s’intéresse au jeu et que des joueurs nous soutiennent nous ne devons pas simplement nous baser sur les vidéos. Il y a encore et toujours ce doute que ce studio vivant son premier jeu ne sait pas ce qu’il fait. Toujours ce doute qui flotte dans les commentaires en dessous des news. Le jeu doit passer un test ultime qui va sceller ou pas notre sort : il doit être joué.
La démo est distribuée à la presse spécialisée et c’est un moment intense. Les Lives pleuvent, les previews sont à 80% positives. On nous concède que nous ne sommes pas parfaits mais nous fournissons l’essentiel : ceux qui jouent s’amusent, et sont intrigués par l’histoire.
Aout 2015 – Septembre 2015: La réalisation du jeu continue, l’histoire prend bien, on fait des tests internes et les testeurs sont « secoués» par les scénarios. Le gameplay se révèle plein de surprises même pour nous, on découvre quelque chose de possible chaque jour.
Ce memo s’arrête ici pour le moment. Notre vie d’entrepreneur continue, nous avons des plans et des projets plein la tête. Des batailles passionnantes, frustrantes, exaltantes à mener dans le futur. Des défaites, des victoires, des trahisons mêmes, des nouvelles alliances, en 2 mots : la Vie. Quoiqu’il arrive, je sais juste que nous ferons comme d’habitude : Trouver notre chemin.